Article écrit par Alain Belmont et publié dans le magazine Expressions en décembre 2016. Reproduit avec permission.
Dix kilomètres à pied. Pour les habitants du Moulin-à-Vent, la distance pour se rendre à l’église de Vénissieux et en revenir était bien longue, surtout pour les enfants. Assister à la messe ou au catéchisme tenait du chemin de croix. Aussi, beaucoup préféraient rester chez eux et se détourner de la religion, plutôt que de faire le voyage jusqu’à l’église du village. En 1822, constatant que « leurs vieillards ne peuvent plus assister à la messe, et qu’ils voient avec peine croître leurs enfants dans l’ignorance », les chefs de famille du Moulin-à-Vent envoient une pétition au préfet de l’Isère, pour qu’il les autorise à construire une chapelle « dans le sein de leurs habitations ». Hélas, ni le préfet ni la commune n’écoutent leur complainte. Quarante ans s’écoulent sans que rien ne se passe. Pendant ce temps, le quartier du Moulin-à-Vent s’étend, approche les 800 habitants, et voit toujours ses enfants se dissiper « souvent jusqu’au mal », sur le trajet les menant à l’église du chef-lieu.
En 1865, la population du quartier décide de prendre le taureau par les cornes. Deux couples, les époux Montagnieux et Gonnet, les premiers tisserands et les seconds agriculteurs, font donation à l’évêque de Grenoble d’un terrain situé en plein champs, sur l’actuelle rue Ernest-Renan, pour « servir à l’édification d’une église qui sera élevée par souscription aux frais des habitants du Moulin-à-Vent ». Le curé de Vénissieux est évidemment de mèche : non seulement il soutient l’initiative, mais il va chercher un prêtre pour desservir la future église. Son choix se porte sur Antoine Chevrier. Né à Lyon en 1826, le père Chevrier est depuis 1850 le vicaire de la paroisse Saint-André, à La Guillotière. Dans ce quartier déshérité, essentiellement peuplé d’ouvriers, il fait preuve d’une conduite exemplaire, accueillant les mendiants, soutenant les personnes en détresse, ouvrant sa porte et son cœur à tous ceux que la société délaisse, même s’ils ne croient pas en Dieu. Pour trouver l’argent nécessaire à son œuvre, il va jusqu’à mendier aux portes des églises. En 1860, il fonde, toujours à La Guillotière, une institution destinée à abriter et à éduquer des enfants pauvres : le Prado. Devant tant de dévouement, les fidèles parlent de Chevrier comme d’un « second curé d’Ars » (saint Jean-Marie Vianney), et viennent par centaines assister à ses messes. De temps à autre, pour se reposer de sa charge, le père Chevrier se retire dans une maisonnette de Saint-Fons. C’est là que le curé de Vénissieux vient le trouver et lui propose, en décembre 1865, de poursuivre sa mission au Moulin-à-Vent. Chevrier accepte, de même que l’évêque de Grenoble, dont dépend Vénissieux.
Sitôt arrivé au Moulin-à-Vent, le père Chevrier fait bâtir une chapelle sur le terrain donné par les époux Gonnet et Montagnieux. Les fondations sont creusées au printemps 1866 par les pensionnaires de l’asile psychiatrique de Saint-Jean-de-Dieu, puis un maçon vénissian, Joseph Forest, élève les murs en pisé. Le chantier va bon train, à tel point qu’en moins de deux ans, la nouvelle chapelle reçoit sa cloche, fondue par le Lyonnais Morel, ses vitraux, réalisés par Maître Coponat, un beau tableau signé Douillet, et tous les objets nécessaires au culte. Les habitants du quartier, pourtant essentiellement ouvriers et maraîchers, se sont saignés aux quatre veines pour financer le tout, tandis que le père Chevrier a lui-même mis la main à la poche lorsque l’argent manquait. Enfin la chapelle est là, et on la dédie à l’Immaculée Conception. Le prêtre et ses fidèles se tournent alors vers la municipalité de Vénissieux, pour en faire don à la commune. Leur démarche n’a rien d’insolite, les Villeurbannais ayant procédé de la sorte pour leurs églises des Charpennes et de la place Grandclément. Mais à Vénissieux, les élus ne l’entendent pas de même. Le 11 septembre 1866, le maire et le conseil municipal refusent catégoriquement le don du sanctuaire. Les habitants du Moulin-à-Vent n’ont qu’à se rendre à la chapelle de l’asile Saint-Jean-de-Dieu, disent-ils, ou à La Guillotière, comme ils le font depuis plus de quarante ans. Mais la principale raison de ce refus tient dans la crainte des dépenses qu’entraînerait l’acceptation du lieu de culte ; les finances communales ne les supporteraient pas.
S’ensuit un long combat entre les fidèles et la commune puis l’État, pour que la chapelle du Moulin-à-Vent soit reconnue comme une église officielle, pourvue d’un territoire paroissial, d’une cure et d’un curé en bonne et due forme. Pendant des décennies, les pétitions pleuvent, suivies de courriers officiels, d’enquêtes, de délibérations et même d’une supplique adressée directement à l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, en juillet 1867. La commune finit par céder en 1875 mais c’est maintenant le Ministre de l’Intérieur et des Cultes qui freine des quatre fers : il consent seulement à considérer l’église du père Chevrier comme une « chapelle de secours »… Il faut attendre 1907 pour que la paroisse du Moulin-à-Vent soit reconnue officiellement, et 1927 pour que l’évêque de Grenoble prenne possession de son église !
Malgré ces embûches, l’église du Moulin-à-Vent poursuit son chemin. Elle est bénite et reçoit sa première grand-messe il y a tout juste 150 ans, le 9 décembre 1866. Par sa douceur et son humanité, par le dénuement qu’il s’impose à lui-même, par son dévouement de chaque instant, le père Chevrier y devient très populaire auprès des fidèles, au point d’être perçu comme un saint. Il fonde aussi une école pour les enfants pauvres du quartier, à une époque où l’instruction n’était ni gratuite ni obligatoire. Toujours en charge du Prado, il se partage entre La Guillotière et le Moulin-à-Vent, où il nomme pour l’assister l’un de ses protégés, le vicaire Joseph Martinet. Le choix n’est pas heureux : en juin 1871, à force d’intrigue, Martinet réussit à devenir titulaire de l’Immaculée Conception au détriment du père Chevrier. Martinet est remplacé en 1874 par le père Eugène Rémy, qui reste en charge du Moulin-à-Vent pendant 30 ans, jusqu’à sa mort en 1904. C’est à lui que l’on doit l’église actuelle de l’Immaculée Conception. Constatant que le bâtiment des origines est devenu trop petit pour accueillir tous les catholiques du quartier, l’abbé Rémy fait construire en 1900 une belle église romane longue de 37 mètres et pourvue de 8 chapelles latérales, qui est terminée en 1908. Comme la chapelle originelle, les Vénissians la surnomment « l’église des Sauterelles », car ces insectes abondent dans les champs alentour et viennent sautiller jusqu’au pied de l’autel. En 2016, le monument accueille toujours la cloche, une croix en pierre et plusieurs objets datant du père Chevrier, perpétuant ainsi le souvenir de l’ancien curé du Moulin-à-Vent. Ou plutôt, du « bienheureux curé », car Antoine Chevrier fut béatifié par le pape Jean-Paul II il y a 30 ans, le 4 octobre 1986.